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Portrait de Cornillon
en poète
Cahier 2 :
Personnages naturels et culturels
Prologue
Dans le premier Cahier de notre ouvrage, Portrait de Cornillon en poète, l’idée était de présenter quelques “personnages humains” de Cornillon, ses “éminences grises”. Dans ce second Cahier, ce sont des “personnages culturels”, avec monuments, murs, crucifix, église et clocher, rues, impasses, sentiers, sarcophages, mêlés à des “personnages naturels”, avec vignes, forêts, arbres remarquables, points de vue, climats et atmosphères, couleurs et ciels, éléments faune et flore, pluies, neige… Arnaud Villani a rédigé le texte. Freddie Brazil et Jack Moran ont réalisé le reportage photographique. La publication de cet ouvrage n’aurait pu être envisagée sans l’aide de l’Association pour la Sauvegarde du Patrimoine de Cornillon, de l’Association Vivre Ensemble à Cornillon (AVEC), et celle de la Mairie de Cornillon. Nous les en remercions tous vivement.
Vanda Vitali Pisani
Introduction
Le second carnet de notre ouvrage, Portrait de Cornillon en poète, ne peut s’entendre que si l’on a déjà interrogé avec quelque esprit critique la notion de subjectivité. Pourquoi, sous prétexte que nous prétendons être sur Terre les seuls « sujets » conscients et pensants, ne pas considérer les animaux, les végétaux, les rivières, les effets météoriques et climatiques, comme autant d’autres sujets, remplaçant la conscience et la pensée rationnelle, dont nous sommes si fiers, par une série d’opérations qui, à l’évidence, montrent des capacités d’écoute du monde environnant et de ses atmosphères, ainsi que d’incroyables subtilités d’adaptation. Lisez donc Le Merveilleux dans le monde animal de Dröscher ! C’est pourquoi je dirais que l’histoire, le bâti, la faune, la flore, la « vue générale » de Cornillon, présentent une foule de « sujets » au sens large, qu’il serait injuste de ne pas associer à la communauté du village. Je pense à cet immense chêne du Chemin de Pique-Lousie que l’on verra ci-après, je pense aux fameux panoramas que présentent la Barrière et le Barry, je pense aux rangées de vignes qui rythment la vie d’ici. Mais en outre, les bâtisses, monuments (école, cimetière, lavoir, et les murs bordant les chemins), les signes (le sabot, la gargouille, les sarcophages, les entre-deux, l’atelier des peintres), les symboles (église, croix, crucifix), l’inapparent (les tunnels creusés au Moyen Age), les jeux de soleil, de lune et d’étoiles, la force des vents, la puissance du gel et des brumes, de la pluie et de la neige, et tout un esprit privé du village, préservé de toute modernité agressive, tout cela constitue Cornillon en son intimité. Un village vivant, ce sont hommes et femmes de rituels, qui déteignent sur les objets-sujets matériels qui les côtoient, et l’inverse. Car cette subjectivité matérielle qui court inaperçue sous le domaine des humains, ne peut, jour après jour, que les transformer de l’intérieur. C’est toujours sur fond de cette vie trépidante et pourtant modeste que l’homme suit son chemin, et finit par faire corps avec le village, la maison, la nature encore peu dénaturée, qui l’abritent, et finalement, l’accueillent dans leur terre bienveillante.
Le ciel en gloire sur une maison qui a son mot à dire. A mi-chemin vers le vide. Surmontant le mur d’enceinte, veillant sur les ennemis qui grouillent encore méchamment sur les sentiers fortement pentus. Elle est habitée. On peut aussi l’imaginer vide. Ainsi, veilleuse solitaire, elle a tant de personnalité ! Pas besoin de se triturer les méninges, ni de faire du style. La maison, comme l’étrave d’un navire, s’enfonce en notre mémoire. Ces commentaires ne sont pas des phrases d’homme, toujours habiles à remplir là où faudrait laisser parler. La maison de pointe est un cri, un appel, dans un village qui, tout entier, est taillé pour parler. On la verrait en figure de proue, et l’air, autour d’elle, figurerait la mer de son aventure immobile. Comme les paysans, « l’air immobiles en marchant ».
N’était la porte moderne, et sous le nimbe du soleil couchant (tout le château est un soleil couchant), on croirait à un cliché touristique en pays lointain, presque légendaire. La teinte réussie du soleil sur les pierres résume les événements très humains qui se sont déroulés ici : la puissance de place forte, aujourd’hui propriété des Courcelle de Sibert ; sa richesse légendaire ; ses deux Papes donnés à la Chrétienté ; des alliances hasardeuses, le démantèlement. De nos jours, son récit est « culturel », abritant spectacles. jazz swinguant, pièces de théâtre, chants et danses. Fastueuse, la salle de séjour laisse place, depuis ses murs vides, aux contrastes des rythmiques et aux arabesques des solistes. Le soleil est un œil vivant sur des pierres qu’on pourrait croire mortes. Chacun sa forme de vie. Et une musique, au loin.
Cornillon se révèle, à longuement le fréquenter, un village très paisible, sans histoires. L’hiver, tout recensement ferait état intra-muros de la présence de quarante « âmes » environ. Je n’ai pas vu Michel « Diogène » Montigné chercher vainement, une lanterne à la main, « un homme » dans les rues hivernales. Mais il aurait pu le faire et certains jours, il n’aurait rien trouvé. Depuis que je réside ici, il n’est pas une nuit où j’aie pu être réveillé par un bruit extérieur, même aux moments les plus chauds, où nos fenêtres restent grandes ouvertes. Cette quiétude, la constante présence de la forêt qui commence à deux cents mètres, portent à la méditation et cherche des atmosphères. Je suis d’accord : on aurait pu trouver mieux, pour créer cette ambiance quiète et recueillie, que ce faux puits qui ne peut cacher sa fausseté. Mais l’arbre derrière lui, la table d’orientation qui donne sur la vallée, et la couleur rouge sang que dépose délicatement le retrait du soleil, sont bien réels. Chaque heure a sa qualité propre. Comme si, dans l’air resserré entre les vieux murs de pierre, on sentait profondément battre une vie.
Alignement de vignes, en rangs serrés. Armée de ceps, prêts à défendre la liqueur qui monte de la terre. Vu la profondeur qu’atteint le fouissage de la racine, la partie émergée peut aisément foisonner de verts, et préparer ses pampres. Il sol(e) leone, le soleil « fort comme un lion », aura beau rayonner au-dessus du champ, rien n’en séchera. De son incursion sous terre, un peu hagard sort le cep, incarnant une variété de courbes contraires, ne pouvant pousser droit et sans mentir. Alors, il se donne l’air de ranger en ordre ses parfaits bataillons. Mais il ne cesse de penser à Dionysos, qui marie des allures d’homme à des courbes de femme. Si les armées suivaient cette sinueuse absence de rectitude, portant jusqu’à l’ivresse la gloire du cep (et non du sceptre) et utilisaient plus les mots (words) que les épées (swords), elles auraient tôt fait de fraterniser, et au lieu d’allumer des feux, de parler de « feus » les mots d’ordre et leurs uniformes toujours déjà fanés.
Vue plongeante, depuis le belvédère de la Barrière, sur la vallée de la Cèze. En face, Saint-Gély, commune de Cornillon. A droite, Roman, Privat et Ivagnas, commune de Cornillon. A gauche, la Vérune, commune de Cornillon. Elle tient son nom d’une ferme (villa) romaine hors du commun, d’où son nom, Vera Una, « vraiment unique ». On ne s’en étonnera pas si l’on se souvient qu’à son époque de gloire, le territoire de Cornillon s’étendait, disait-on, aux trois-quarts du Gard. On voit ici l’un de ces masets qui abritait les vendangeurs à l’époque des grandes récoltes. Tout cela s’est mécanisé, sauf sans les cépages qui, par extrême souci de qualité, cueillent encore manuellement les grappes. Une des caves de la région est ici indiquée : Domaine Challias, que concurrencent Saint-Nabor, Trescombier, les caves de Saint-Gély… L’atmosphère est prenante, temps de neige et de brouillard. Les ceps jouent leur rôle de soldats gardant la vallée. Toujours sérieux, surtout l’hiver où ils portent tous le deuil de leurs feuilles, ils montent la garde. Et c’est vrai : la vallée a préservé son aspect viticole, et échappé au mitage de tant d’autres terrains alentour.
Vers la fin du XIXème siècle et jusqu’au milieu du vingtième, du fait de l’écobuage, du défrichage pour exploiter de nouvelles terres, et de la récolte de bois pour le feu, les cartes postales en sont témoins, la forêt avait régressé partout. Mais les paysages ont changé. La forêt a reconquis ses territoires. Dans les montagnes, les pierriers sont presque tous recouverts de végétation. Cornillon est entouré, de toutes parts, de forêts denses. On le voit sur cette photo. Le moutonnement des verts les plus variés fait comme une mer de feuillages qui s’avancent à la conquête des espaces « civilisés ». Le bois de construction (latin « materia ») a donné son nom à l’ensemble de la matière, et la forêt (latin « silva ») par l’intermédiaire de « selvage ». a donné le « sauvage ». Les Grecs ont été plus modestes : hylé, leur nom pour le bois forestier, a donné le « hyle », la petite pousse sur la graine du haricot. Ici, la forêt est toute puissante, et on voit les vagues couleur d’émeraude monter à l’assaut du maset, qui ne pourra que donner l’« échelle » d’ampleur de ce qui l’attend.
Crépuscule d’un lavoir. Autres temps, autres façons de « battre » : le pavé quand il fait froid, la mesure pour un orchestre de danse, le linge quand il est sale et que la machine est en panne, la chamade quand s’affole d’amour le cœur, la retraite quand l’échec est devenu évident. Le soleil infuse un calme roux. C’est l’heure du souvenir. Du viaduc de Cluis et de la petite Bouzanne, remontaient les lavandières avec leur grosse brouette à roues cerclées de métal. Elle gravissaient une montée très dure, venant de ce splendide viaduc de pierres taillées où, naguère encore, les trains à vapeur lançaient leur panache noir et bruyant en direction d’Argenton. Brouettes emplies à ras bord de linge battu et lavé. Les fortes lavandières, Marie-gros-cul en tête, c’était son surnom et elle l’assumait en riant, poussaient sans broncher leur fardeau quotidien. Leurs énormes mollets disaient la puissance de leurs jambes, qu’aucun véhicule, à cette époque, ne pouvait soulager.
Exemple de mur ancien au Chemin des Jardins. Même lorsqu’on explore la forêt qui domine ce chemin, et où restent quelques masures effondrées et en partie recouvertes, on retrouve ces murs massifs, semblant relever d’une science presque antique, proche des constructions romaines. Toutes les voies partant de Cornillon sont ainsi soulignées, enchâssées dans le double soulignement de ces tracés muraux. C’est une sensation difficile à décrire. On dirait que votre importance, engagé que vous êtes dans ce cheminement qui vous mène au Brouzet de l’Estrèche, au Bal des fées, à la Forêt domaniale, est décuplée. Vous n’êtes pas sous le couvert d’une maison, et la pluie ou la neige peuvent vous atteindre. Mais rien à craindre ! Tout est à sa place. Vous êtes accompagné de façon ancestrale par la savante et millénaire imbrication des pierres et la science de la chaux et des ciments pour une durée indéfinie. Certes, sous la poussée continue des racines, les murs gonflent, se décalent, produisent des œdèmes, des boursouflures vivantes. Mais, pour la plupart, ils ne cèdent pas et maintiennent leur veille, la courbe de leurs canaux à ciel toujours ouvert.
Porte du cimetière, à laquelle l’administration, toujours prévoyante, a attribué un numéro. « Vous habitez où ? – Au cimetière, vous ne pouvez pas vous tromper ». L’habile découpeur de métal a recherché des symboles. La lumière blanche du ciel met en évidence les faux et de grosses gouttes. Ces faux ont donné lieu à la bourde cocasse d’un visiteur. Notant combien elles traduisaient un site « agreste et campagnard », il les voyait bien accordées à Cornillon. Mais les vignerons n’ont jamais utilisé de faux, et tout le monde sait qu’elles représentent la Mort, la redoutée « faucheuse ». J’ignore le sens des grosses gouttes et le curé de Cornillon n’a pu me joindre pour trancher. Figurent-elles le sang du supplicié, ou les nobles gouttes de l’Esprit Saint, bénissant les têtes, lors de la Pâque, et les rendant accueillantes à toutes langues ? Je préfère ne pas le savoir et continuer à rêver.
A travers la construction métallique se voit bien le mur du fond du cimetière. C’est le long de ce mur que, dans le village qui nous a accueilli lors de notre fuite d’Algérie, Cluis en Berry, repose, sous une dalle que j’ai voulu toute simple, mon frère aîné, que le drame algérien a rendu incapable d’assumer la vie. Le symbole ici figuré montre à l’évidence deux ailes, et l’âme donc, capable de rejoindre son séjour éthéré en triomphant de la mort. Je me suis demandé si les points alignés verticalement, entre les deux ailes, pouvaient représenter une colonne vertébrale. Car c’est d’abord cela, un nomme : un animal redressé. Mais un mort n’a plus à porter sa carcasse, il est allongé, et sa colonne a perdu toute fonction. Pourtant, les ailes portent la promesse d’une nouvelle colonne vertébrale, pour l’instant en miniature, mais, par effet de résurrection, comme un nouveau dos qui se mettrait à naître.
Les « mange-chair » exhumés (de sarx, sarkos, la « chair », et phagein, « manger ») jouxtent ce qui reste, majestueux et inutile, de l’Ancienne Eglise, détruite pendant les Guerres de religion, traînant leur lot de meurtres et déprédations. Un grand bloc évidé au burin, comme si l’homme commençait lui-même sur la pierre le long travail de rognure que la pierre fera sur les chairs. Mais le cimetière lui-même participe à cette rognure du temps. Il s’enfonce imperceptiblement. Ici et là, les lourdes lames et les splendides chapelles des morts, censées restituer le souvenir des noms qu’elles portent, c’est comme si elles devaient un jour disparaître dans la terre, pour rapprocher toujours plus l’homme (homo) de son vrai nom : la terre, humus, cendres et poussière.
Lourde croix de béton, d’une extrême inélégance, et sous elle, une inscription qui peut se lire de deux façons. Ou bien l’invention d’une nouvelle façon de conjuguer les verbes, ou bien une énorme bourde, gravée en hauts caractères de pierre. L’inscription dit ceci : « Cette croix a été faite placée par Bequerel Adolphe, de Cornillon, propriétaire de la terre ». Ce qui dit d’abord qu’en 1928, date de la cession, le prénom Adolphe, avec « Phe » et non « F », un choix de prénom qui, comme le disent la pièce et le film hilarant du même nom, ne posait pas encore de problème. Ce qui dit ensuite une étrange solution grammaticale pour la conjugaison à voix passive du syntagme : « faire placer ». L’auteur de l’inscription en fait deux participes passés, accolés et complétant un auxiliaire. Il espère avoir ainsi satisfait l’esprit grincheux des grammairiens. Bien sûr, il se trompe, mais sa maladresse a bien de l’humour, ou prouve une magnifique audace.
Petite trace, sur la toge, d’un coucher de soleil mourant. La totalité du village, sa persistance et son adossement à une nature sauvage, se résume dans cette bénédiction. Ni marteau ni clous ni lance, pour rappeler un supplice. Un petit geste de la main, non pas timide mais réservé, et pourtant si sûr. Car il est comme une flèche d’amour, venue de celui à qui fut offert le cadeau d’être un homme et de survoler en même temps l’humain et le divin. Le ciel est sans nuage. Ieshoua, celui qui a tout misé sur le cœur, scelle en toute bienveillance la rencontre d’un flux d’agitation humaine et d’un flux de végétalité animale, comme rassénérée. Ainsi faisait Orphée, domptant les pierres les plus dures. Ieshoua, cet entre-deux qui marie l’ancien et le nouveau, la chair et le granit, l’idée et la sensibilité, le calme et la tempête. Et peu nous importe qu’il soit l’« oint ».
Ce crucifix est une pure tragédie. D’abord par son éclairage un peu cru, qui tranche sur la nuit noire. Ensuite, par ses attributs rappelant de manière fort sauvage la crucifixion. Selon la tradition chrétienne qui fait revivre de toutes manières le supplice vécu par le Christ, on y détaille en effet les éléments, armes et outils qui y ont présidé, et qui prennent dimension de symboles. Voici les fouets, les cercles et couronnes d’épines, les tenailles et le marteau, les clous, les lances. Que la figure du Christ ne soit pas ici représentée, est assez parlant, comme si, au Mont Golgotha, cette figure s’était si bien assimilée au supplice, que l’on pouvait omettre la présence du corps souffrant. Autrefois installé au centre de la Place de la Fontaine, ce crucifix a été déménagé à la Barrière, où eurent lieu, il n’y a pas si longtemps, des lectures de poèmes, et où, bien que la croissance de la forêt en gêne la vue, il est encore possible de voir un des plus beaux panoramas du village.
La chaire, à ne surtout pas écrire sans « e ». Ce mot vient de cathedra, qui se transforme tois fois : par dérivation savante (« cathèdre, cathédrale »), par dérivation semi-populaire (« chaire », qui garde sa nuance noble) et par dérivation populaire (la « chaise », qui n’est que ce qu’elle est). Le prêtre, l’abbé, le vicaire, « montent » en chaire. Et en effet, de là-haut, quel beau panorama sur les âmes fidèlement attroupées ! Il y a, dans l’imagination courante, mais aussi dans toute représentation religieuse, un lien fort avec les hauteurs. Les premiers objets sacrés étaient des arbres gigantesques et des monts rugissants de foudres. Mais les premières déesses-mères (les mâles n’étaient pas encore au pouvoir) avaient pour attribut la montagne. Or, ce geste de regarder vers le haut, de se représenter une hauteur lorsqu’on entre en domaine spirituel, n’a guère de sens. Platon lui-même, et le texte d’un Anonyme anglais, auteur du Nuage d’inconnaissance, disent que la spiritualité se trouve en nous-mêmes. Avec la chaire, nous avons le double avantage d’un point de vue surplombant et dominant, et d’une « élévation » du harangueur. Les révérends des Congrégations américaines, qui pratiquaient la messe en chantant et dansant avec les fidèles, ne cherchaient aucune estrade, et pour seul sol, ils comptaient sur une musique excitante et un auditoire survolté.
De son nom ancien « gargoule », la gargouille qui, ici, donne son nom à la rue, vient d’une combinaison du radical grec +garg- (dans « gargariser ») et du nom « goule », signifiant la gueule menaçante, par exemple dans « engoulfer », au sens des flots qui vous engloutissent, ou bien dans la « goule » », ce monstre nocturne qui vous avalerait tout cru. Avec son visage torturé, réduit à une bouche en cul de poule, et à de grandes oreilles qui semblent tout surveiller, elle ne donne aucune raison de se réjouir. On a peine à croire qu’il s’agissait avant tout de canaliser l’eau du ciel. Je crois que le Moyen Age, qui baignait dans les fantasmagories, étalées à plaisir dans le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, voulait dire plus, par ces totems de pierre grossière, qu’un simple traitement de l’eau de pluie. C’était plutôt un avertissement d’avoir toujours à penser à ses péchés, une sorte de chien de garde sorti droit du mur, et disant que nos censeurs, comme les murs, ont des oreilles.
Les entre-deux, ces arcs de pierre et béton que l’on voit jetés entre deux murs proches, ne sont ni des ponts ni des aqueducs, ni des liens entre les maisons. Ce sont des jambes de force, qui maintiennent les murs à distance égale. Comme si chaque mur disait à l’autre, dans un « vade retro » réciproque : « ne viens pas me tomber dessus ! ». Ils indiquent donc un écart qui doit rester constant. On peut aisément élargir l’image aux relations humaines. Lorsque la bienveillance, qui était le ciment naturel de tout groupe ancestral, a reflué, les sociétés se sont mises à inventer toutes sortes de dispositifs pour tenir l’autre à distance. L’Ecole de Palo Alto a même inventé une formule pour décrire ce geste : « la phobie sociale » qui nous force à laisser entre nous au moins quarante centimètres pour se sentir respirer. En Occident, l’ancienne entraide des villageois a laissé place à des échelles de valeur sociale, afin que les inférieurs ne gênent pas les supérieurs, chacun chez soi, et que les vaches soient bien gardées.
Ce qui me frappe ici, c’est cette rue mouillée sous les entredeux de bâtisses qui s’épaulent. Ce qui vit encore, dans cette image de murailles dressées comme chiens de faïence, percées de rares fenêtres pour résister à l’hiver et aux impôts, parfois reliées par le passage d’un corps humain qui se hâte vers plus loin, c’est cette mouillure comme le souvenir d’un ruisseau errant, interrogeant sans faillir la densité, la mutité, la bouderie têtue de ces pierres que l’on force à tenir debout, mais qui rêvent de s’écouler comme un fier liquide, nécessitant pour cela que le village se fasse volcan, et que le monde entier ne soit plus que fumerolles sur un océan de laves. Cette mouillure est le gage, et même la certitude, que le monde peut encore bouger et que nous ne finirons pas tous avec un mur de pierres sèches en place de cerveau. Vive la mouillure et ses effets de miroir !
Simple et proprette, d’honnête esthétique intérieure, l’Eglise sort de sa mélancolie quand elle sonne les heures. L’origine du mot nous parle. Ekklêsia se rattache au verbe kaleô, c’est un appel, et l’ « église », un rassemblement à l’appel, ce qu’on dira sunagôgê, « synagogue » dans un autre contexte cultuel. L’appel résonne au loin dans la vallée. Malgré les rhododendrons, le banc vert, et les colonnes antiques, l’Eglise joue son rôle à sonner les heures, sans aller jusqu’au quart, comme au village de mon enfance. Respectueuse des sommeils, elle s’abstient de scander la nuit. Derrière elle, la tour sévère est impressionnante, à rehausser le mur d’enceinte. Elle porte une allure d’Histoire, une suggestion de se ressouvenir. Certes, les tuiles tombent du « petit château ». Le figuier vivace qui s’y incruste représente la nature qui n’a cure d’histoire humaine. La tour résiste à cet assaut comme elle résistait aux bandes errantes ou de jacqueries. Se glissant en nous comme une parenthèse, il y a cet enseignement qu’Histoire et Mémoire, toujours à claironner leurs hauts faits, sont aujourd’hui des vestiges où prolifèrent lierres et lichens. Il en ressort cette mélancolie qui plane sur les villages dont l’Histoire fut brillante.
Plongée vers la vallée proche. Le contraste crépitant, entre les jeunes verts et le stoïcisme des murs. Les touches de lichen évitent à ceux-ci de paraître guindés. La nature en personne s’est accroupie au bas de ces murailles, et les a taggués de mille cicatrices vivantes. D’autres points de vue paraîtraient plus fleuris, plus aimables. Mais ici se résume et s’accomplit le combat ancestral entre l’homme et la nature. L’homme toujours entiché de ses directions rectilignes, de ses buts affichés, de ses grands projets pour réduire le monde à de l’humain. La nature, toujours rebelle, insouciante, multipliant les points de départ, les absences de retours, les arabesques pour éviter d’aller quelque part, et pourtant, se dirigeant presque consciemment vers d’incroyables résultats. Ici, parce qu’on est un humain, on canalise ses forces pour aller jusqu’au bout de ce qui a été prescrit. Mais l’on voit bien, par la muraille verte qui se dresse devant nous, que les bourgeons et les tendrons de fleurs ont strictement la même importance que notre affairement balisé, banalisé, orthogonal, et qui nous surveille du coin de l’œil.
Deux murs parfaitement parallèles, s’enfonçant vers le lieu-dit « Bal des fées », et montrant fièrement leur âge et leurs lichens ineffaçables. Ici, ce qui m’importe, ce n’est ni la route de terre, ni où elle peut mener, mais cet attelage de murs anciens, cette manière de dire aux champs environnants : « je prélève sur votre domaine suffisamment de pierres grossièrement taillables, pour élever des limites à votre expansion et dire clairement que ce ferme bâti qui se tient entre elles, élevées à la chaux en murets très humains, vous demande de respecter ce qui appartient à l’homme. Vous aurez beau, éléments naturels, nous remplacer aussitôt que nous cesserons notre garde, et reprendre vos droits sauvages, rien ne pourra abattre notre résistance. D’autres hommes remplaceront ceux qui sont morts, et remonteront les murs, éternellement. Le règne de la Nature a dû composer avec le nouveau règne, celui de l’homme, prêts à assumer le gouvernement de la Nature ». Celui qui reste attentif, et possède une bonne oreille, pourra entendre à voix basse la réponse de cette Nature contestée : « Cause toujours, tu m’intéresses. Même s’ils sont des restes de Thraces ou de Romains, tes murs, un jour, seront à bas et les champs refleuriront partout ». Ainsi se poursuit, entre deux murs, le féroce affrontement de Nature et Culture, des hommes et des choses.
La lueur jaunâtre des lampadaires est blafarde. On imagine combien le monde a changé depuis que les appartements et les rues sont desservis par l’électricité. Collin de Plancy, à l’époque de la Révolution française, de si noble et de si triste mémoire, avait publié un Dictionnaire infernal, accompagné des noms détaillés de tous démons et êtres maléfiques hantant les esprits, et illustrés par d’innombrables figures d’incubes et de succubes. L’ampoule électrique, relayant la bougie, a balayé les démons, dont ne manquaient pas de se servir les « hussards noirs » de la Chrétienté. On voit sur les façades de pierre, miraculeusement préservés de cette furie d’enduits qui sévit partout, les traces remaniées de l’emplacement des portes, des fenêtres, certaines d’entre elles bouchées pour éviter l’impôt, ou le rehaussement devenu nécessaire du toit. L’atmosphère est dense, recueillie. Le combat de l’ombre et de la lumière atteint son point culminant. Il en résulte beaucoup de paix.
Au détour d’une rue, au sommet d’une voûte, sabot, grossièrement taillé dans la pierre. J’espère que notre civilisation d’objets à péremption forcée comprend ce que veut dire « sabot ». Il est impérissable, inusable, irremplaçable, il colle à votre vie comme une arapède, parce qu’il n’est pas question qu’il soit remplacé. Les paysans portaient aussi des tissus sergés, tissés en armure diagonale, selon un croisement spécifique des fils de trame et des fils de chaîne. Ainsi s’obtenait, si l’on en prenait soin, un tissu souple et quasiment inusable. Le fermier se munissait, s’il était possible, d’un petit verger, d’un potager, de poules pour les œufs, d’un gros pain cuit au four de la ferme ou au four banal, et d’autres compléments d’une vie quasi autarcique, ce qui compensait ses faibles revenus. Ces fermiers étaient d’une impudence ! Incapables de voir qu’une telle autarcie ne rendrait jamais possible aucune économie de consommation, pourtant, on s’en aperçoit tous les jours, la solution rêvée pour une humanité moderne, irradiée de bonheur !
Rue des casse-cous, belle dévalée, les intrépides s’y risquent et, comme de bien entendu, s’y vautrent et s’étalent, rieurs et sanguinolents, comme des crêpes. D’où sûrement l’idée, venue à Cathy, d’y aménager une retraite arborée pour y déguster des crêpes, avec bol de cidre rituel. Lieu de rencontre dont le village avait besoin, outre la Guinguette estivale et La vieille fontaine. La petite rue est typique : aperçu sur la campagne, double haie de pierres, architecture de verts, quiétude des jardinets derrière les portails anciens. Tout en bas, la porte jaune, entre les feuilles de figuier et de marronnier, ajoute un paradis à portée de main. Un hiver, le manteau de neige a gommé les aspérités, et mieux fait voir les cicatrices du linteau de chêne et des dalles de seuil. On mesure ici la distance entre l’ancien et le moderne. Le moderne a pour fonction d’hypnotiser, de laisser croire à un temps qui n’en finit pas d’être « jeune ». L’ancien, les cicatrices des vieilles pierres, ramènent l’inexorable du temps. Toutes les choses réelles avancent en âge. Le présent est la fine pointe d’une sphère de passé. Bien des inventions de la modernité, comme le dit Giono dans sa Préface à Tristan et Iseut, nous détournent de cet inexorable. Vient la neige, qui invente un passé neuf. Mais l’empreinte de nos pas s’inscrit sur les larges bandes de ce qui est révolu.
Un concert de jazz dans la Cour du Château, en mars 2010, avec : au piano, Philippe Villani ; au saxo ténor : Claude Braud ; aux guitares, George « Henk » Fransens et Arnaud Villani. Après le festival de jazz de 2009, organisé sur cinq jours par Gilles Delalieu et moi-même, de nombreux concerts estivaux furent donnés chaque année, mettant en évidence des artistes comme Eric Leboucher Radiguet, (guitare), Michel Bastide (trompette, cornet), Jacques Doudelle (saxo ténor), Reinout de Smet (piano), François Leerdam (batterie, vibraphone), Martial Reverdy (clarinette), Eric Luter (trompette), Michel Bescont (saxo ténor), et les orchestres : ça va jazzer, No vibrato, So swing, Indigo jazz sextet, Jazz attitude, Hot Antic Jazz band, tant d’autres. L’acoustique de la scène est parfaite. Et ce qui frappe, c’est le mur du fond serti de la belle trace de l’âtre d’une des salles importantes du Château. Je me souviens avec émotion des tout débuts, lorsque, pour un concert improvisé, nous avions transporté le piano droit (qu’on voit ici) dans un van de transport de chevaux. Sur cette scène mobile, mon frère avait fait le tour de village en improvisant boogies et strides de folie, comme aux premiers temps du jazz Nouvelle-Orléans.
Schepper, c’est « le créateur ». Je traduirais : « le lion créateur ». L’artiste mérite ce nom. Ses toiles sont dominées par l’explosion de la nature sous la forme d’une dissémination ou insémination. Toute la nature, comme les hommes par leur ADN, se rattache aux graines et à leur devenir. Il me paraît grave que les graines de certaines espèces disparaissent, et plus grave encore que certaines firmes, qu’est-ce qu’il leur prend ? mettent l’embargo sur ces graines, décidant par contrat qu’ils en deviennent les seuls propriétaires. Où se croient-ils ? Les graines aux mains de gros pleins de sous ? La nature dépossédée de ses inventions ? Et si un jour quelqu’un se lève et dit : « je me déclare propriétaire de tous les ADN humains », vous feriez quelle tête ? Eh bien, cette limite d’injure, ce manque total de savoir vivre, cette honte, certaines firmes les ont atteints, pour déposer des brevets, clamant que la propriété exclusive des graines, sans laquelle la nature n’est rien, elle qui, à son tour, nous soutient à bout de bras, revenait à des calculateurs. Graines de voyous !
Ce tableau est une vraie merveille. Nous retrouvons la technique des strates, qui multiplient les jeux d’intensités, lumière contre ombre, tons éclatants contre tons lumineux, gris contre noir, comme eût su le faire parfois un ciel particulièrement riche. Mais ici, c’est comme si le ciel était descendu sur la Terre, ou que la Terre avait envahi le ciel. De fines touches de peinture font penser à un paysage habité, parcouru par de minuscules personnages errant sur les chemins. Ce tableau montre à la fois une forme si aiguë de la multiplicité et du détail, qu’on pourrait croire à une confusion. En réalité, il affiche à la fois de la tenue, de la sérénité, et un très manifeste débordement, qui nous porte au-delà de Terre et Ciel, sans pour autant jouer de l’extraterrestre. Nous sommes bien là, chez nous, dans la plus fantastique des complexités et la plus grande des simplicités calmes.
L’artiste ne m’en voudra pas si je dis que, ce livret étant consacré aux Personnages non humains, ce sont les tableaux qui sont les Sujets, et non pas l’image de leur créateur. On voit ici deux thèmes récurrents dans l’œuvre : les tableaux de commande, manifestant que Michel est bien le peintre officiel de l’Armée. Un savoir exact des valences de l’image donne aux avions de chasse leur intensité nécessaire, à la fois imaginative et réelle. Mais ce qui attire l’œil, c’est cette récurrence pleine de vitalité, qui nous offre de nouveaux nus, où Michel excelle. Une de mes étudiantes avait, à l’époque, soutenu un Diplôme d’Etudes Supérieurs sur l’idée, très convaincante, que les femmes sont souvent représentées par trois. D’où le nom qu’elle donnait à l’étude : Rosa triplex, « La Rose triple ». Nous en avons ici un bel exemple, ainsi qu’une façon à la Rubens, de représenter des corps en pleine chair. L’œil malicieux de Michel se passe de tout commentaire. Sans aucune provocation, par simple moue, se dit la remarque sans mots : « oui, les choses sont comme ça ». Notons encore cette opposition, qui ajoute de la puissance : en haut des dames épanouies, porteuses de vie ; en bas, des oiseaux élégants, porteurs de mort.
Cornillon sous une averse de neige. Fait assez rare, mais d’autant plus fêté. La neige a cette propriété de modifier un paysage le temps de prendre un verre de thé. L’automne ne fait pas cet effet : les feuilles jaunissent et rougissent sur des semaines. Le dépouillement de ces feuilles, propre à l’hiver, demande autant de temps. Lorsque l’apoptose est déterminée et l’hibernation de l’arbre, les unes après les autres, les feuilles jaunissent, perdent leur sève, se détachent et virevoltent, jusqu’à joncher le sol où elle pourrissent et l’alimenteront de terreau, ou bien seront anonymement balayées des trottoirs. Beau cycle où tout a son rôle et sa place, et nul qui regimbe. Mais la neige, toujours associée à des impressions d’enfance, c’est avant tout une atmosphère de pureté tonique, où l’air froid réveille les sens. Ces atmosphères me font aimer certaines bandes dessinées, qui savent mieux que d’autres les mettre en scène : Léo, dans la série des Trent, et Dimitri dans Le Goulag, Première frontière, de Marc Bourgne
Le fameux entre-deux. Tout oppose les objets ou situations mis en scène. Les murs, solides et résistants, résistant aux pluies et à la neige, durs à la taille, agencés de main d’homme et abritant des familles d’humains, de couleurs plutôt sombres ou neutres, portant cicatrices d’une culture, peu réactifs à l’ensoleillement et au climat sinon que les lichens qui les couvrent peuvent y trouver renaissance. Et de l’autre côté, faufilée entre ces artefacts, la campagne qui cerne le village. Ici ce sont des arbres, les ramures, des petits laboratoires de vie, occupés à durer dans un entour parfois très hostile. Ce sont des couleurs rutilantes, voyantes en tout cas, mobiles selon les saisons, comme une flambée de feux verts et divers. Ce sont entités bourrées de vie, ne cessant d’échanger, de muer. Ce sont parures et parades qui, dans le soleil, donnent envie de vivre. Ce sont des mouvements inarrêtables, invisibles autant que ceux des pierres, mais montrant un désir de se faire remarquer, afin qu’on œil les rencontre et les marie à d’autres mouvements. Comme si la Nature montrait ici à la fois son autonomie, et ses capacités de langage privé.
Cornillon est connu pour ses carrières d’ocres. L’une d’entre elles se trouve sur le chemin du Mas de Brouzet. Mais un autre bel éventaire de pigments minéraux est plus caché, présentant des blancs francs, blancs cassés, gris pâles, gris soutenus, quasi noirs, et encore des roses, des ocres, des jaunes, des beiges, des orangés, des nacarats. Comme toute cette variété de couleurs saupoudre un paysage de petites collines, cela fait, en pleine forêt et à l’écart des chemins passants, la plus belle harmonie. L’ocre est un pigment minéral jaune que l’on rencontre au naturel, composé d’argile, de matériaux siliceux et de la forme hydratée d’oxyde de fer connue sous le nom de limonite. Mais sortons de la parure du petit scientifique. Il y a là un petit « drame ». On dirait que les mots ordinaires ou techniques qui s’acharnent à décrire, rivalisent vaillamment avec la variété, la bigarrure, la tavelure, la moucheture de l’ocre en pleine liberté, laissant admirer ses parures et ses teintes.
Magnifique colonie. Fortuitement, nous avons découvert cette étonnante forêt de bambous, une vraie bambouseraie, le long d’un ruisseau romantique où abondent castors et loutres, surveillés et filmés de près par le photographe animalier du village, Guillaume Mazille. Une partie des gigantesques hampes, légères et si solides qu’elles s’utilisent en architecture, ont été assez vite saccagées, avec la plus évidente grossièreté, par des personnes peu élégantes. Mais chaque fois que nous y revenons, nous ne pouvons que constater la miraculeuse puissance de cette espèce, et toutes déprédations en partie compensées par de nouvelles pousses, déjà hautes, comme les castors savent s’adapter, en changeant leurs règles sociales, à la baisse d’étiage d’une rivière. La bataille entre l’homme sans gêne et la nature tenace est partout à son comble, et ce petit laboratoire d’un couvert très ombrageux, presque secret, le clamait fort. Comme le disait Héraclite : Nature aime à se cacher. Mais l’homme est indiscret, et son rêve est de dévoiler ce qui veut rester caché.
La Barrière reste un des lieux les plus poétiques de Cornillon. Abritée par les murs du Château, elle offre, même aux temps froids de l’hiver, un abri et l’écrin d’une vue sur une partie de la vallée, encadrée par agaves, micocouliers, chênes verts et des touffes de romarin fleuri. De nombreux poèmes ont été écrits là, irrésistiblement attirés par le point de vue et le silence imprenable, même si la route qu’on voit au fond rappelle l’agitation humaine, peu dérangeante, et même roborative quand, de toute la matinée, on n’a vu âme qui vive au village. La ténacité de Raymond Lunel, venant tous les jours planter quelque espèce et, déjà atteint de cécité, surveiller la pousse des autres à simple toucher, a donné des couleurs au chemin. On se réjouit que de telles sentes restent à proximité du village, sur lesquelles le ruban d’asphalte, littéralement « le non glissant », n’a pas encore posé ses mains noires. Le dialogue en pleine visibilité avec le paysage aérien, incite au calme, à la réflexion d’existence. Le chemin de terre devient chemin de sang, tourné vers l’énigme de soi-même et la perpétuelle interrogation : non pas « qu’est-ce que je fais ici ? », mais « pourquoi, moi, suis-je venu sur ce chemin de terre, qui dit sûrement quelque chose de notre Terre et de ‘nous autres’ ? ».
Entrelacs de branches sur le chemin qui remonte de La Vérune à Cornillon. Ce chêne déjà vénérable (on le voit plus loin) n’en finit pas de pousser en tous sens. Ce qui m’a toujours fasciné, c’est la capacité d’un arbre à équilibrer le poids impensable de toutes ses branches maîtresses. Comment sent-il la direction que prend chacune d’elles, et le rapport de son poids à toutes les autres ? Comment ne fait-il pas l’erreur de trop charger un de ses côtés, bien nigaud de chuter soudain au milieu du pré ? Et comment équilibre-t-il toute cette ramure comme s’il y glissait une sorte de sentiment esthétique ? Car, à l’œil, quelle merveille que cette foison libre, variée, méticuleusement compensée ? A seulement réfléchir à cette indispensable savoir de l’arbre, on pouvait déjà l’imaginer doté de perceptions, même très enveloppées, et de rétroaction, permettant d’ajuster ses réponses aux avancées hostiles de l’extérieur, ou de trouver enfin sa forme idéale de développement, qui calme le pré alentour, sans qu’il ait même la possibilité de prendre vue de lui-même.
Cela ne se voit pas sur la photo, mais le tronc de cet arbre est énorme. Le soleil, qu’on devine, laisse un effet surnaturel de lumière tamisée. Pourtant, c’est bien la nature que l’on voit, en sa puissance. Je me suis souvent étonné, moi qui m’étais construit, à certaine époque de ma jeunesse, une vraie « religion des arbres », pourquoi les modernes n’attribuent plus aux arbres le regard admiratif, et au moins l’intérêt que les plus anciens, sociétaires gouvernés par le mythe et un respect de tous les règnes, leur témoignaient. Ne serait-ce qu’en réfléchissant : aujourd’hui que nous savons par une science bien plus généreuse que les arbres proches ou frères « se parlent » entre eux, comment, par simple intuition, n’avions-nous pas pensé à cette singularité ? Les poètes, eux du moins, le savaient. Les arbres, et d’autant plus ceux qui culminent à des hauteurs impensables, comment font-ils pour tenir leurs corolles d’énormes branches. Pour harmoniser tout cela, à peu près comme notre ventre d’hommes est bourré de millions de neurones, il fallait bien un centre d’informations et de rétroactions, travaillant à se répartir. Si ces capacités, totalement inconscientes, mais non dépourvues de sentience, n’existaient pas, nous verrions la nature devenue un grand cimetière arboricole, comme après les plus fortes tempêtes.
Primavera. Le bas du village est gai sous les bourgeons. Ce qui reste mobile dans l’agencement des maisons, c’est leur rapport de poids, de formes, de lignes et mesures. Mais c’est un moule intérieur qui donne au bourgeon cet air de ne faire que passer. Il gonfle, s’étale, s’espace depuis un center secret. C’est par sa vitesse qu’il relie ce qu’il fut, ce chatouillis en un certain point de la branche, comme un désir de sortir, à ce qu’il est, ce récit héroïque d’un gonflement poussé noir comme un œdème sous la peau, et à ce qu’il sera, une démocratie de fleurs, enserrant un village, et déclarant la communauté complice d’un printemps fugace, trouvant à se réjouir malgré les façades et murailles obtuses qui l’enserrent. Pour nous aussi, hommes si fiers, il nous faudrait nous demander quand nous bourgeonnons. Et réitérer, autant de fois qu’il est possible, ce bourgeonnement qui nous change en profondeur.
Petites nuages vivants, insouciants, réfléchissant la joie simple du soleil, ses façons de s’amuser avec tout paysage, tout mariage de choses terrestres, riches de leur capacité de métamorphose. Cette troupe prend une puissance d’astronef paresseux, de ballon fantasque, de montgolfière habile, glissant au-dessus des badauds. Le nuage a cette force d’insérer une déformation dans nos yeux prompts à projeter partout une stabilité, comme un rideau oscille dans un courant d’air. Le nuage dit un état préservé de la matière. Liquide, plastique, modelable, il se tient comme une idée, à la limite de toute forme. Accélère-t-on le paysage, on n’y voit plus que trajets, échanges, voyages. La marche rapide donne ce sentiment. La périphérie se déforme, le paysage marche avec vous, les arbres pressent le pas, on ne reconnaît plus ni vallons ni cornillons, les mots s’entrecroisent, devenus la gaze d’un temps nuageux de notre tête. Ils se font oiseaux qui ne cessent de voler, de piailler, hors d’atteinte. Nous arrêtons aussi de parler.
Ce qui intéresse dans cette photo, c’est le jeu du village avec un ciel presque menaçant, et un tel entrelacement des maisons que l’on ne sait plus qui est qui ou quoi, ce qui fait du village une oscillation entre l’humain, le végétal, le minéral et le domaine du sauvage, dont nous savons si peu, et sans lequel nous ne serions rien. Un village, c’est une communauté largement inconsciente, qui court sur son erre, emportant pêle-mêle désirs, pulsions, projets, rencontres, phantasmes et réalités, bienveillance et mauvaises pensées, et tout ce qui finit par bâtir un Grande Figure à plusieurs noms et milliers d’attitudes. Pour compléter le livret 1,
il aurait donc fallu citer : le couple de Régine et Denis Delarque ; celui de Sophie et Laurent Lafont ; la famille Muschalek (architecte) ; le couple de Typhaine (philosophe) et Antoine Bonnaud (peintre) ; le couple des Merlin, avec leurs goûteuses confitures ; le couple d’Yvette et André Flandin ; Nadine et Denis Miéville (logicien, méréologue) ; Marie-Pierre Saladin-Villani, pharmacienne, peintre, cheville ouvrière de l’exposition « Talents cachés » ; Irène Domergue pour laquelle les plantes n’ont pas de secrets ; le curé de la paroisse, Jean-Luc Gébelin ; Elise Jourdan, qui tenait le premier poste téléphonique du village : l’ancien maire, déjà cité, et le nouveau, Gilles Delalieu ; les frère et sœur Cathy Ceccarello, de la crêperie de Casse-cous, et Xavier, l’ébéniste ; la famille Audibert, sise de longue date à « La Vieille Fontaine » ; Dominique Frager, historien, écrivain parisien, et famille ; Mathieu Grelier, le bâtisseur ; « Monsieur » Pigot, ancien régisseur de l’Olympia, qui avait tant de choses à raconter sur sa vie, et en connaissait un bout sur Cornillon ; plus récemment arrivés, Marie et Guillaume Mazille (photographe animalier) ; Charlotte et Gérard Lueb, deux éternels sourires ; Martine et Serge Binder (le bricoleur, le militant) ; Elodie et Stéphane Jourdan, qui ont repris la Guinguette. Bien d’autres encore. Et pour animer tout cela, de la philosophie, des talents cachés, des clowns toute une journée, des soirées guinguettes, poésie, slam, des repas de peintres, des petits-déjeuners de village en tenue de nuit, du jazz plein la Cour du château, n’en jetez plus ! On pourrait croire que les mouvements spontanés et les créations improvisées manquent de précision, et que leurs photos sont floues. Mais ce sont ces surgissements peu prévisibles qui déterminent le futur.
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